Dixième Elévation

Cœur aimant de nos cœurs

Premier désir du Cœur Eucharistique de Jésus : nous rendre heureux

I

Réflexion. – Qu’est-ce que l’amour ? l’amour consi­déré en Dieu, sa source première, est Dieu lui-même. Dieu est amour : Deus caritas est[1]. En Dieu tout est amour, jusqu’à sa colère ; ses châtiments sont un amour de jus­tice, et ses épreuves un amour de sagesse, comme ses bien­faits un amour de tendre dilection. Toutes les formes de l’amour parmi les hommes sont émanées en principe de cet océan divin : l’amour est né de Dieu[2]; s’il reste pur, il remonte à son principe comme la rosée au firmament, et il retombe plus abondant sur le point d’où il s’est élevé.

Cette étendue sans limites et sans fond de la charité divine est tout à la fois océan et fournaise ; mais c’est un flot qui submerge sans engloutir, c’est un feu qui brûle sans détruire[3].

Aimer jésus, Fils de Dieu, oh ! le bienheureux incendie ! … le doux rafraichissement[4] !

II

Jésus -Je t’ai aimé d’un amour éternel. Je t’aimais avant que tu fusses né, voilà pourquoi je t’ai donné la vie, ce trésor du temps avec lequel mes élus achètent les biens de l’éternité ; ne le dépense pas en vain, ce trésor de la vie humaine dont chaque parcelle contient en prin­cipe le bonheur parfait que tu rêves. Il ne sera complet que dans le ciel, il est vrai, mais dès ici-bas il a des avant-­goûts qui dépassent toutes les joies de la terre.

Pourquoi le cherches-tu hors de moi, ce bonheur, tandis que seul je le possède, et que seul je désire te le donner ? Peut-être ne descends-tu pas le demander aux sources empoison­nées, ce qui te rassure, mais tu ne te laisses pas davantage entraîner à l’odeur de mes parfums, et ton pauvre cœur, altéré et toujours vide par un côté, va se heurtant aux choses créées qui n’ont pas et ne peuvent pas te donner ce que tu mendies.

Ton cœur, c’est moi qui l’ai fait[5], et je l’ai fait à la mesure du mien, c’est-à-dire aussi grand que je voulais y verser d’amour. J’en connais donc l’étendue, c’est pour­quoi je te dis que jamais il ne pourra se suffire de ce que tu poursuis de meilleur.

Retourne-toi, chère âme, convertere, retourne-toi de grâce, et tu me rencontreras, car moi aussi je poursuis un objet qui me fuit, que je désire, que j’aime … ton cœur même, oui, comme s’il était indispensable à mon propre bonheur ; mais je le suis au tien, et ce m’est une même chose. J’ai soif, oui, de ta paix ; de ta joie, de la plénitude de ton être, c’est-à-dire de la plénitude de ton cœur en tant que je dois le combler. C’est donc l’un de l’autre que nous avons soif. Ah ! si tu connaissais le don de Dieu et quel est celui qui te demande à boire !

Si tu comprenais la valeur de ce don suprême ! Il n’est pas seulement l’eau vive, la grâce, il est l’auteur même de la grâce, la vie à sa source divine et son aliment céleste : le pain vivant qui sustente le monde, l’Eucharis­tie, le Cœur aimant vos cœurs et qui, pour ton bonheur, te supplie de l’aimer. « Mon fils, donne-moi ton cœur ». Praebe, fili mi, cor tuum mihi (Prov. XXIII, 26).

III

L’âme – Quoi, Seigneur, de toute éternité vous m’avez aimée ? J’ai donc été conçue dans votre Cœur éternellement aimant au sein de votre Père ? Et vous ne m’avez sans doute donné l’être que pour me donner un cœur qui vous aimât, qui vous rendît amour pour amour et qui goûtât le vrai bonheur préparé à vos élus !…

Et moi, insensée, je suis allée offrir cet attrait du vrai, du beau, du bon que vous avez déposé pour vous dans mon âme, je suis allée l’offrir à d’autres qu’à vous ; et pendant ce temps-là vous m’attendiez, vous me suiviez ! Ah ! Sei­gneur ! est-ce bien moi l’objet d’un tel prodige de bonté, mon cœur est subjugué, ma raison confondue.

Je comprends encore, ô Seigneur, que vous aimiez vos créatures demeurées innocentes et belles comme lorsqu’elles sortirent de vos mains, que vous souriiez à l’enfant qui bégaie votre nom, au cœur sans souillure qui resplendit votre image, à l’âme tournée en haut qui cherche votre face, à l’ouvrier laborieux qui travaille à votre vigne ; mais les criminels comme moi, les ouvriers de la dernière heure, comment, pureté infinie, pou­vez-vous les aimer ?

Ah ! mon Maître adoré, un autre miracle a suivi votre premier miracle d’amour dans ma création ; pour montrer que le coupable peut être aimé, vous, Agneau sans tache, vous vous êtes fait, osé-je dire ? l’immense coupable de la terre !… Vous vous êtes courbé sous le poids de nos crimes, vous en avez bu la honte et porté le châtiment ! Mais vous n’avez pas connu le remords ?

Ah ! le remords, il est resté mon supplice ; mais, ô prodige du dernier excès, vous voulez encore si je le veux, le noyer dans un dernier fleuve d’amour sor­ti de votre Cœur Eucharistique pour effacer les péchés du monde : la douceur de votre présence sacrée sur cette terre et l’étroite union que vous nous permettez avec vous, ô Cœur trois fois miséricordieux de mon Créateur, de mon Sauveur et de mon plus tendre ami !

C’en est trop ! Je me retourne vers vous. Prenez ce pauvre cœur ingrat, le voilà pour toujours ; dès aujourd’hui, travail­lons à le refaire, à le détacher de tout, pour ne l’attacher qu’à vous seul, car c’est un cœur droit, un cœur fort, un cœur chaud que vous voulez ; le tiède, vous le vomissez. Eh bien, oui, avec votre grâce il deviendra tout cela, car je le veux et vous le voulez, tout est là. Tous les jours, en me purifiant un peu plus, j’établirai des ascensions dans mon cœur, je m’élèverai vers vous, Seigneur.

11e Elévation : Cœur suppliant qu’on l’aime


[1] Cf I Jean IV, 8.

[2] Imitation de Jésus-Christ, 1. III, ch. V.

[3] Cf. Exod. III, 2.

[4] Cf. S. Bernard, Sermones in Cantica, XV, P.L., CLXXXIII, 847.

[5] Cf. Ps. XXXIII, 15.