Cinquième Elévation
Cœur délaissé
Troisième plainte du Cœur Eucharistique de Jésus à l’âme consacrée
I
Réflexion. – Le cœur délaissé est celui dont l’affection, dignement placée, a été d’abord payée de retour. Il avait reçu de purs témoignages d’amour et des serments de fidélité ; mais l’ennemi du bien a tendu ses embûches, et la fragilité humaine a succombé : l’âme inconstante s’est lassée dans sa voie, elle a porté ailleurs les sentiments voués à un cœur vrai, qui n’avait rien fait pour les perdre et dont la plus grande souffrance ici-bas est d’aimer encore, quand il n’est plus aimé.
II
Jésus. – Celui que j’aimais le plus s’est tourné contre moi[1]. Et cependant, ne suis-je pas l’époux fidèle, l’ami sûr, le maître compatissant, le cœur parfait que vous souhaitez ? Je vous avais appelée, quoique sans mérite de votre part ; vous êtes venue librement ; librement vous vous êtes donnée ; et moi je vous ai accueillie, je vous ai mise à la première place des enfants de mon peuple, je vous ai promis la plus belle part de mon héritage[2], et voilà que de propos délibéré vous vous êtes en allée. Devais-je donc m’attendre à une telle injure ? que puis-je espérer désormais ? Du délaissement à la haine, il n’y a qu’un pas, car, tout différent du repentir, le remords d’une âme endurcie accroit son endurcissement, et, en effet, mes amis me traitent en étranger, mon serviteur ne répond plus à ma voix[3], mes servantes ne m’obéissent plus comme à leur maître[4], mes proches m’ont abandonnés[5], et vous, destinée à être ma couronne de gloire, vous n’êtes plus aujourd’hui que la couronne d’épines de ma Passion eucharistique et le fer de lance qui s’enfonce dans un cœur vivant; mon sang est de nouveau profané, et il se répandrait avec l’eau de mes larmes, si je pouvais encore pleurer.
L’homme de ma paix en qui j’ai espéré, qui mangeait mon pain, a fait éclater sur moi sa trahison[6], aussi ne m’offrez plus de vains sacrifices, l’encens m’est en abomination[7]. Ô ma vigne choisie, je t’avais plantée, je t’avais entourée d’une haie protectrice… ; pourquoi au lieu du vin exquis, ne m’as-tu donné que des grappes sauvages[8] ? …
III
L’âme. – Ah ! Seigneur, à vous appartient la justice, mais aussi la miséricorde et la grâce de réconciliation, à nous la confusion, car déjà, hélas ! vous aviez dit autrefois à la confidente de votre cœur, en le lui montrant tout débordant d’amour et déchiré, transpercé de coups : « Voilà les blessures que je reçois de mon peuple choisi. Les autres se contentent de frapper sur mon corps ; ceux-ci attaquent mon cœur qui n’a jamais cessé de les aimer. Mais mon amour cédera enfin à ma juste colère pour châtier ces orgueilleux attachés à la terre, qui me méprisent et n’affectionnent que ce qui m’est contraire, me quittant pour les créatures, fuyant l’humilité … Et leurs cœurs étant vides de charité, il ne leur reste plus de religieux que le nom[9]. »
C’est encore à ces âmes déchues de leur première ferveur que vous vous adressez ici dans votre douleur ; elles avaient été prévenues de votre choix divin et, avec la grâce d’entendre votre voix, elles avaient reçu celle d’y répondre. Il fut un moment où rien n’était comparable à leur beauté ; et les anges, témoins avec les hommes de leurs serments d’amour et de fidélité au pied de votre autel, s’unissaient à la joie de cette consécration volontaire. Mais, hélas ! aujourd’hui, ces serviteurs qui étaient devenus des amis[10] et des frères ; ces servantes, élevées au rang d’épouses, et si heureuses autrefois dans votre sainte maison, n’apportent plus à vos pieds que langueurs et dépérissement. Pauvres âmes ! destinées à consoler votre Cœur Eucharistique, ce sont elles qui font sa douleur, et elles ne s’en inquiètent même plus, car elles vous ont délaissé ! Colombes séduites, elles n’ont plus de cœur[11]..
Ah ! Cœur délaissé mais toujours miséricordieux de Jésus, ayez pitié des brebis que vous nourrissez dans votre pâturage[12]. Souvenez de ceux que vous avez assemblés et possédés dès le commencement.
Ô Cœur Eucharistique de Jésus, voyez : quelques-uns n’ont déjà plus que les apparences ! ramenez la vie, je vous en conjure, dans ces sépulcres blanchis[13]. Là gisent des âmes qui vous sont chères et dans lesquelles vous descendez encore par la Sainte Communion ; hâtez-vous avant leur dissolution : que votre puissant attouchement les réveille à la lumière, à la volonté, à la charité ; et si j’ai le malheur d’être de leur nombre, renversez-moi, brisez-moi par l’épreuve, mais convertissez-moi à vous, ô Seigneur !
Pardonnez, pardonnez à votre peuple, et qu’il ne soit plus pour vous un sujet d’affliction ?
Parce Domine, parce populo tuo, ne in aeternum irascaris nobis[14].
[1] Cf. Job XIX, 19
[2] Cf. Ps. XV, 5.
[3] Cf. Job XIX, 16.
[4] Cf. Ibid., 15
[5] Cf. Ibid., 14
[6] Cf. Ps. XL, 1o
[7] Cf. Is. I,13
[8] Cf. Jér. II,21
[9] Vie de Ste Marguerite-Marie par ses contemporains. Vie et Oeuvres (ed. Gauthey, t. II, p. 175-176, Paris, 1920).
[10] Cf..Jean XV, 15.
[11] Cf. Osée VII, 2.
[12] Cf. Ps. LXXIII, 1-2.
[13] Cf Math. XXIII, 2. 7.
[14] Cf. Joël II, 17.