Sixième Elévation
Cœur oublié
Quatrième plainte du Cœur Eucharistique de Jésus à l’âme tiède
I
Réflexion. – L’oubli du cœur est la suite du délaissement, sa consommation. Il est ici la preuve la plus amère de l’indifférence, preuve d’autant plus amère au cœur oublié qu’il avait plus donné, tout donné, s’était donné lui-même. Dans un cœur où vit encore un reste d’amitié, le souvenir est un aiguillon qui souvent détermine le retour ; mais l’oubli, l’implacable oubli, immobilise l’abandon et laisse sa victime privée de toute espérance.
II
Jésus. – est-ce parce que je me tais et suis comme ne voyant pas que tu as oublié mon regard toujours dirigé sur toi et que tes genoux se sont lassés devant moi[1] ? Chère âme, naguère si pleine de vie, d’où vient que tu t’es alanguie, quand mon cœur épris d’espérance avait compté sur toi ? … Le pain dont je te nourris, n’a-t-il donc plus de saveur, ni le sang de mon cœur plus de chaleur ? pourquoi es-tu devenue faible et tiède, pourquoi rien ne te réchauffe-t-il plus avec durée ? Tu es tiède. Oh ! mieux vaudrait que tu fusses froide[2], car les inefficaces désirs qui endorment ta vie, cesseraient de te tromper et de m’affliger. Malheur à celui qui fait l’œuvre de Dieu négligemment[3]. Pauvre âme, tu vas à la tombe et tu ne le vois pas ! reviens, reviens à la source de vie, c’est parce que tu as oublié de prendre ta nourriture, que tu es devenue défaillante[4] et sans force, cette nourriture de prières ferventes, de vertus solides, d’amour vaillant et surtout du Pain sacré qui donne la vie au monde[5]. Peut-être ce pain, l’as-tu mangé, sans qu’il ait produit en toi son effet de vie. Ah ! c’est qu’il n’y a plus trouvé la force vitale correspondante à son action ! … Peut-être aussi dans ton état maladif, ne voulant pas te plaindre de toi, te plains-tu de moi, pauvre âme ! Eh bien, vois et réponds : Qu’ai-je dû faire que je n’aie pas fait[6] ?
Cherche dans tes souvenirs, et considère ton existence : ni les doux sentiments que je prodiguais aux faibles, ni l’épreuve que j’accorde aux forts, ni la pénitence qui purifie, ni les contentements qui encouragent ne t’ont fait défaut, rien n’a manqué à ta voie, sinon la persévérance de ta bonne volonté. Ne te meurs pas ainsi : Surge. Lève-toi, sors de ta poussière, romps tes entraves, ô fille captive de Sion[7], réveille-toi Jérusalem[8], je vais ôter de ta main cette coupe d’assoupissement[9], prends ton lit et marche, ce lit de fatal repos, de rêves inquiets, et viens à ma maison, à mon tabernacle, c’est moi, c’est moi-même, qui rendrai la joie à ton âme[10], et avec la chaleur de mon cœur, le mouvement au tien, la vie à ta vie.
III
L’âme. – 0 Jésus, amour sans borne, infinie bonté, incompréhensible miséricorde ! Ô Jésus : quoique laissé seul dans vos tabernacles, où vous ne demeurez que pour nous ; quoique délaissé et oublié, vous ne nous quittez point. En revêtant l’Eucharistie, vous vouliez nous rendre plus facile et plus doux par l’amour l’accomplissement des grands devoirs que nous impose la foi envers votre majesté divine ; mais surtout vous vouliez, dans votre tendresse, nous faciliter dès cette vie l’accès de votre Cœur sacré, ne laissant entre vous et nous d’autre séparation que celle des voiles sacramentels.
J’ai trompé vos espérances, ô Seigneur ; j’ai annulé votre condescendante bonté : et néanmoins vous restez, parce que vous ne changez pas, vous ; votre amour est fidèle. Vous avez fixé là vos yeux et votre cœur[11], et pendant que les âmes constantes le réjouissent, vos yeux sont tristement tournés vers celles qui manquent, regardant, comme le père de l’enfant prodigue, par quel chemin elles pourraient bien revenir, mais durant cette attente les jours s’écoulent, et nous vous oublions!… Ce ne sont pas seulement les incroyants, les impies, les criminels, qui ajoutent cette nouvelle blessure à votre Cœur Eucharistique, ce n’est pas seulement l’âme tiède, c’est nous aussi, bons chrétiens (chrétiens du temps, hélas !) superficiels et mous, qui sacrifions en même temps à Dieu et au monde; qui tout en allant à l’église, n’avons peut-être jamais pensé que, derrière les portes du tabernacle, vit et aime un Dieu fait homme, et que le cœur de cet Homme-Dieu, toujours plein de tendresse pour ses créatures, attend d’elles au moins un souvenir de convenance. C’est encore nous, rigides observateurs de la Loi, qui ne voyons dans son accomplissement, que le repos de la loi accomplie, sans songer à la méditer en nos cœurs[12], oubliant que les pratiques extérieures ont pour fin la vie intérieure, qui unit le cœur de l’homme au cœur de Dieu.
C’est nous qui, perdus dans le nombre et l’activité naturelle de nos œuvres, donnons quelquefois la préférence au second commandement sur la vie plus cachée du premier ; c’est nous aussi, âmes consacrées, objet des prédilections du Cœur Eucharistique de Jésus, qui peut-être avons oublié, en l’oubliant lui-même, que la consécration du cœur est la seule vraie pour le cœur de l’Epoux. Enfin, confessons-le à notre honte, et à notre désolation, c’est nous, communiants pieux, qui oublions ce divin Cœur, lorsque, après l’avoir reçu avec amour, nous nous laissons surprendre par les images des choses terrestres, et quand nous revenons à Jésus, sa présence sacramentelle a disparu : il n’est plus là…
Oh! Cœur de notre Jésus, qui pensez tant à nous, qui donc pense à vous, comme vous le désirez, comme vous le méritez, comme vous y avez droit dans votre Eucharistie ?
[1] Cf. Ps. CVIII, 24.
[2] Cf. Apoc. III, 15.
[3] Cf. Jér. XLVIII, 10
[4] Cf.Ps.CII,5.
[5] Cf. Jean VI, 33.
[6] Cf. Is V,4.
[7] Cf. Is. LII,2
[8] Cf. Is. LI, 17.
[9] Cf. Is. LI, 22.
[10] Cf. Jér. XXXI, 13.
[11] Cf. II Paral. VII, 16.
[12] Cf. II Cor. III, 6.